Et nous voilà maintenant repartis dans un rêve, l'une de ces douces rêveries qui nous reviennent régulièrement.
Et si...
Et si on avait trois sous devant nous, pas beaucoup non, juste trois sous, et que ça nous suffisait pour faire un tout petit emprunt de complément, et qu'avec ça on pouvait enfin s'acheter notre chez nous ? Quand je vois la différence de prix avec des coins comme en Bretagne, si on habitait là-bas on aurait pu acheter il y a des années déjà. Mais la Provence coûte cher, très cher, et à présent c'est vrai même dans les coins les plus reculés. Coins reculés qui nous font rêver certes (comme ce tout petit cabanon qu'on a vu à Rougon), mais qu'on ne pourrait pas habiter, pas maintenant, pas tant que je n'ai pas essayé une seconde fois, et peut-être même réussi qui sait, d'entrer dans la voie à laquelle ma formation me destine.
Dans ces moments-là je ne vois que des sacrifices : faire une croix sur une possible carrière académique si on se laissait tenter par la campagne profonde, ou bien faire une croix sur une vie dans un endroit auquel on se sent naturellement connectés si on reste proches d'une université - donc d'une (très) grande ville. C'est un peu triste, de me trouver des regrets dans tous les cas, je pourrais me dire le contraire. L'ennui c'est que le contraire est dangereux :
Décider de mettre toutes les chances de mon côté pour me trouver un bon boulot ? Concrètement ça veut dire sombrer à nouveau dans cette adrénaline intellectuelle qui m'a ruinée, ça veut dire louer éternellement quelque chose de minuscule au loyer exhorbitant parce qu'on a besoin d'un jardin, ça veut dire probablement quitter la région sous peu, déménager une fois, peut-être deux, sans même pouvoir revenir avant une dizaine d'années au moins si ça se trouve. Ça veut dire me sentir coupée, toujours, de là où je veux être. Me prendre le rouleau en pleine face, boire la tasse et me retrouver la tête dans le sable. Mais finalement c'est la seule vie que j'aie pu connaître jusqu'ici.
Et décider d'abandonner, au moins en majeure partie, toute cette vie que j'ai menée jusqu'ici ça veut dire repartir à zéro, dans l'inconnu total, sans savoir si ça me plairait, si je tiendrais le coup (on m'a tellement répété que "je ne tiendrais jamais le coup"), et surtout sans savoir au juste quoi faire. Sans plan tout à fait établi, avec tellement de possibilités... et c'est complètement effrayant, finalement, qu'il y ait tant de possibles dans cette direction. Et puis tout le monde m'a dit que tout retour en arrière était impossible et ça me travaille, même si je n'y crois pas, j'ai déjà eu l'occasion de constater l'inverse, à plusieurs reprises. Mais c'est difficile pour ces gens-là. Et puis je me demande si je considérerais un retour, le cas échéant, comme un échec (ou pas).
Ce qui est dur là-dedans c'est que rien ne m'oblige. A rien. Je peux faire un peu ce que je veux, pami ce que j'ai envie de faire (ou tout au moins d'essayer). Mais c'est tellement confortant de me dire que je vais continuer à faire ce que j'ai toujours fait, malgré tous les inconvénients que je connais. Parce que malgré eux, si j'y arrive, je sais ce que j'aurai gagné. J'aurai gagné le droit de ne plus avoir de problèmes d'argent. Je ne parle pas de gagner des milles et des cents, mais juste de quoi ne plus être éternellement harrassée par mon banquier, ne plus passer des nuits à angoisser, ne plus demander de l'aide en urgence à nos familles. J'aurai gagné aussi une reconnaissance de ce que j'ai fait jusqu'à présent. (Un peu dérisoire, hein ? J'y suis pour rien, je défriche pour l'instant.) J'aurai gagné le droit d'enseigner à peu près librement, et j'aime enseigner, c'est important pour moi. La recherche, je suis en train de revenir dessus, ça me fatigue de plus en plus (même si ça me plaît toujours quand-même, mais je constate qu'il peut y avoir plein de façons de retrouver ce sentiment génial de la recherche, différemment). C'est un chemin que j'ai déjà parcouru en partie, je sais à peu près de quoi il est composé. Et j'ai une peur bleue que si jamais je le quitte, je me retrouve dans quelque chose que j'estime pire.
Quand j'y pense, quand je liste ce que je vois comme avantages et inconvénients de chacune des situations possibles, je me dis que ça ne souffre même pas la comparaison, qu'en réalité c'est tout choisi depuis des lustres dans ma tête. Et alors je me dis que je ne dois pas décider, pas encore, parce que je n'y vois pas encore assez clair, je n'ai pas encore assez de recul. C'est drôle, tous ces gens qui disent qu'il suffit de choisir et qu'ensuite il n'y a plus qu'à y aller, que choisir ça n'est pas si difficile que ça, que c'est de ne pas choisir qui est le plus difficile. Moi je trouve ça infiniment compliqué de choisir ; ne serait-ce que peser objectivement, ou plutôt honnêtement le pour et le contre, je n'arrive pas à le faire, je n'arrive pas à savoir quand je suis complètement honnête ou non.
Et là je repense à un billet que j'avais écrit sur ce même thème il y a quelques mois. Je me souviens que j'avais déclaré avoir pris ma décision. Et si j'avais gagné une somme d'argent suffisamment importante pour me mettre hors du besoin de travailler pour payer ma pitence, une fois que j'aurais passé les premiers temps à dépenser pour telle et telle chose, pour payer des cadeaux aux êtres chers, pour ce genre de chose, alors à quoi est-ce que j'aurais envie de passer mes journées ? Et j'avais répondu à faire de la recherche et de l'enseignement.
A vrai dire, quand je vois aujourd'hui dans quel état ça m'a mise, et quand je vois autour de moi que c'est un peu pareil pour tout le monde, je me demande si c'est vraiment ce que j'ai envie de faire. Je sais, pour l'avoir vécu, que le danger d'exercer un job par passion est de ne plus faire la différence entre travail et loisir, et de risquer à presque tous les coups de se noyer dedans. On travaille trop, on tient le coup parce qu'on se dit qu'après tout c'est quelque chose qu'on aime, et on ne voit pas que l'on est en train de se laisser dévorer par une vie monochrome.
Quand je relis le début de ce billet j'y vois que ma décision est théoriquement prise : reprendre mon activité habituelle l'an prochain, essayer une nouvelle fois, et si ça ne marche toujours pas alors (et alors seulement) aviser. Et pourtant, je n'arrive pas à me dire que c'est là la solution. Ça ne me donne pas l'impression d'une juste décision prise. De quelque chose qui me satisfait et me soulage, qui me permet d'envisager l'avenir proche sous une forme qui m'enthousiasme ou me convient. Chaque jour qui passe je constate que je suis encore plus usée par mes dernières années que je l'imaginais. Chaque jour qui vient je sens monter en moi un appel de plus en plus poignant d'une autre vie, d'un autre quotidien, d'autres activités plus réelles, plus réalistes, plus proches de ce que j'entends par vivre.
Alors je me pose une question à laquelle je n'ai pas de réponse pour le moment : Et si l'année prochaine, pendant mon chômage, au lieu de reprendre la recherche de plus belle, j'en profitais pour tester une toute autre vie ? Je n'aurais plus uniquement ces quelques deux mois d'été pour me remettre en selle avant de reprendre la bataille, et un on décompresse et deux on se reconstruit et un allez plus vite que ça et deux l'horloge tourne ma bonne dame et un il te reste tant de temps et deux qu'est-ce que tu as fait jusqu'à présent ? Et si j'en avais marre entre temps, si j'avais envie de reprendre la recherche, je pourrais toujours alors. Il faudrait que je me refasse accepter par les miens, mais je ne crois pas que ça serait complètement impossible. Enfin, on ne peut jamais savoir mais on peut avoir une petite idée. Et si je me donnais le temps qu'il me faut, plutôt que le temps que l'administration impose indifféremment à tous ?
Ne pas être inflexible sur ce dont j'ai envie, quelque part, ça devrait me permettre d'accepter tout simplement ce qui se propose. Mais j'ai pu remarquer que pour que certaines catégories de choses puissent se présenter, il faut savoir se trouver au bon endroit, au bon moment. Et donc savoir un minimum dans quelle direction on veut aller.
Finalement ça doit être vrai, que choisir est plus simple que de ne pas choisir.