Rentrer de conférence. C'est toujours un moment décalé. Ça commence par un vide de mots, une grande paralysie qui handicape jusqu'à mes émotions. Tout l'éventail de sentiments qui se bousculent dans ma tête et pas moyen d'en attraper un, juste un, même pas longtemps, même rien qu'un peu, le temps juste de prononcer le mot qui lui convient, le temps de lui donner au moins le réalisme de la langue, rien que ça c'est pourtant pas beaucoup demander. Mais non, ce sont des volutes de fumée qui filent, se déforment, disparaissent aussi vite qu'elles nous étaient apparues.
Je rentre et c'est comme si je découvrais ma vie sans que ce soit la mienne. Ces parenthèses de quelques jours me font totalement changer de lunettes. Elles me font entrer dans un autre monde, et quand j'en ressors il y a toujours ce moment où je me regarde de l'extérieur et trouve tout ce que je fais bien futile. Bloguer, par exemple (mais pas que). Je suis contente de retrouver ce petit coin mais je ne sais plus bien quoi y dire, tout ce que j'y vois me paraît inutile, dérisoire.
Pourtant c'était bien moi des deux côtés. C'était bien toujours moi mais différente, ailleurs, autrement. C'est dur de recréer le lien entre les deux. Je pense bien que je ne suis pas la seule dans ce cas, parce qu'à chaque fois que j'ai eu l'occasion d'en discuter l'on était tous d'accord sur cet étrange décalage. Un fossé entre soi et soi-même, entre soi ici et soi ailleurs. Et ensuite il faut retisser tous les liens, reparcourir tous les chemins qui ont fait que je suis arrivée là où je suis. Ce n'est pas mal, en soi : ça conforte ; en tout cas ça m'a toujours confortée dans mes choix, jusqu'à présent. Mais ça représente une telle remise en question à chaque fois !
Tout ce que je regarde de mon monde quotidien n'est que questionnement, mise en perspective, relativisation. Tout en sachant bien que ce n'est une phase, que ça va passer. Que je suis comme décalée par rapport à moi-même, sortie de mes gonds, que je ne peux qu'attendre. Et c'est tellement paradoxal par rapport à ce que je ressens, je suis tellement bouleversée, je suis tellement saisie par le moindre détail de ce que je vois !
Envie de tirer un grand coup sur la nappe pour voir ce qui reste debout après. Sentiment immédiat que ça serait une énorme bêtise. Alors interrogation : et si jamais je le faisais, si jamais je l'avais déjà fait avant, où serais-je, que ferais-je aujourd'hui ? Grand vide de l'absence du moindre début de réponse, évidemment !, à cela. Soupir. Attendre que ça passe, c'est juste un passage, tout va revenir dans l'ordre. Mais cet ordre est-il le bon puisque j'ai dans ces moments envie de l'envoyer valser ? Puisque quand je suis moi-mais-ailleurs il en est tout autrement ? Est-ce que dans ces moments-là je m'éloigne de mes propres oeillières et que c'est de les rechausser qui me blesse en rentrant ? Ou est-ce que je change simplement d'oeillières dans ces cas-là et alors pourquoi donc ?
Alors il y aurait simplement accepter. Accepter que parfois, dans certaines conditions très spécifiques, on se sent pousser des ailes, mais que ces ailes, en fait, n'existent juste pas. Jamais. Que pendant quelques temps l'on s'est laissé griser par des événements artificiels. C'est vrai, évidemment, pour une partie au moins. Mais comment savoir sans essayer ? Comment se sentir juste quand on a perdu... quand on a perdu ses repères : je me surprends moi-même à voir venir ce mot, repères, je ne m'y attendais pas.
Et puis il y a ces deux émotions qui s'entechoquent : envie de redesendre sur terre et envie de rester où l'on est, juste encore un petit peu. On lutte dans les deux sens en même temps. Etre conscient que rester dans cet état n'est pas du tout une solution, et de toute façon n'est simplement pas possible. Envie de comprendre. Envie de trouver quel est le lien, le dénominateur commun de tout cela. Moi d'accord, mais alors pourquoi donc me sentai-je si écartelée ?
Peut-être est-ce en partie dû au métier. Je fais cela parce que je n'ai pas le choix, en quelque sorte : c'est en moi, c'est comme ça. Et quand je me retrouve en conférence je mesure à quel point ce monde de la recherche est infini. Et à quel point l'endroit où je suis est souvent à mille lieues des autres. Peut-être que du coup je m'éloigne de moi-même pour aller vers eux, et qu'ensuite j'ai le même chemin à parcourir en sens inverse. Non, c'est bien trop caricatural.
Plus j'avance dans ma propre vie et plus je réalise à quel point c'est compliqué de rester conscient que l'on est dans tout ce que l'on fait. Que l'on n'a pas besoin de chercher à devenir, mais simplement à vivre ce que l'on est déjà. A quel point c'est dur d'accepter ce que l'on est comme étant, finalement, tout ce que l'on a. Et que donc, même quand j'ai cette sensation de m'être éloignée de ma vie j'y suis aussi en plein. C'est bête, je voudrais pouvoir en tirer comme une liste claire, je voudrais pouvoir dire "Ce qu'il y a d'immuable en moi dans toutes ces situations c'est ça, et ça, et ça.", mais ce n'est certainement pas comme ça qu'il faut vivre (...raisonner ?) ces moments-là. Seulement je ne sais pas comment m'y prendre autrement. Je ne sais pas quand je fais fausse route, j'ignore quand je progresse. Je ne sais pas ce qui est moi dans moi, et quand je reviens de conférence c'est comme si je mesurais le fossé entre ce que je pensais et ce qui est, ou bien ce qui peut être par ailleurs, ou autre chose, je ne sais pas.
Et puis finalement, qu'est-ce je dois accepter : ce que je retrouve quand je rentre, ou bien ce que je voyais quand j'y étais ? En réalité, qu'est-ce qui me dérange là-dedans ? Je crois que ça n'est ni l'un ni l'autre, que c'est surtout de ne pas savoir où est placé le repère.
4 Commentaires :
bien sûr, tu as déjà lu Un tout petit monde (David Lodge)?
Non ! Mais j'en avais déjà entendu parler. Ça tombe bien, faut que je passe à la bib', et s'il n'y est pas je l'achèterai, pour leur donner ensuite. Voilà. Ça me fera du bien peut-être (sans doute) de lire les mots d'autres sur ça.
ça devrait t'amuser en tous cas
J'espère bien :-) C'est toujours drôle de rire d'une situation qu'on connaît soi-même.
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