Jeudi dernier, au soir, nous étions une petite bande de conférenciers, lâchés dans Toulouse, en mal de fêstoyades.
Les quelques bars de bonne augure étaient remplis à ras-bord, nous étions une petite dizaine et espérions retrouver une autre dizaine une fois élu un bon lieu de rendez-vous, on ne rentrait pas dans les places disponibles et l'on avait envie de rester ensemble. En arpentant une rue qui va de la place du Capitole vers la Garonne, l'un des nôtres, avant de rentrer, nous propose d'aller boire des coups sur les bords du fleuve. Nous ne réfléchissons pas : super idée ! Hop un petit tour dans une épicerie, on achète quelques bières et une bouteille de (mauvais) rhum, et en route, gaiement.
On descend en bord de Garonne au niveau de la place de la Daurade. C'est plein de petits groupes de jeunes qui boivent et fument de pétards et rigolent et dansouillent et frappent arythmiquement sur leus djembés. Plutôt gai. On fait quelques mètres et l'on s'installe. On papote, on boit, on rit beaucoup, certains partent, d'autres arrivent, je fais quelques photos.
Le temps passe. Prises d'une soudaine et irrésibtible envie de faire pipi, les trois filles du groupe, dont je fais partie, partons en quête d'un petit coin : on trouve ça au bout de quelques mètres, même pas inquiétées par les bandes de jeunes qui sont devenues un peu moins jeunes, par les djembés qui se sont tranformés en pittbulls que leurs maîtres ont peine à tenir en laisse, par les espèces de punks du nouveau siècle affalés dans les coins. On revient, notre joie même pas ébranlée un brin de tout cela.
Le temps passe encore. On ne s'en est pas aperçus mais beaucoup, beaucoup de temps est passé, il est environ 3h du matin, et il n'y a plus guère de monde autour de nous. On continue à boire tranquilement, à se marrer comme des baleines.
Arrive une "bande de jeunes" (je serais curieuse de faire une petite étude linguistique de corpus pour voir à quel genre de prédicats est le plus souvent associé le terme "bande de jeunes"). Ils s'accroupissent près de nous, demandent si l'on a des feuilles, du feu, je ne sais quoi. L'un d'eux commence à loucher sur l'une de nous, lascivement allongée sur l'herbe, en petite robe d'été. Il remonte la mèche qu'elle a sur le visage et lui sussure un "T'es bonne, toi". Elle redresse brusquement la tête, elle n'a aucune envie de s'entendre dire ça. Elle voit qu'un autre a la main dans son sac, alors elle le somme de sortir sa main de là. Les mecs répondent "Ça va, on fait rien, nous" et puis la tension monte en quelques secondes, ils se redressent et commencent à partir, moi pendant ce temps je suis en train en ranger à toute vitesse mon appareil photo qui trône tout seul au milieu de notre cercle, et remets ma veste, et me lève, pensant que ça sonne l'heure de rentrer nous coucher. L'un des gars, en partant, a saisi la veste en cuir d'un des membres de notre groupe ; celui-ci les suit pour la récupérer, la récupère sans trop de problème, se faisant au passage traiter de "Sale raciste". Ils tracent leur route. Pas sympas, mais pas bien méchants finalement, juste des petits emmerdeurs.
Les quelques mecs de notre groupe à ce moment-là sont divisés : deux sont trop saouls pour avoir ne serait-ce que remarqué ce qui était en train de se passer, les deux autres sont en état à peu près normal mais l'un d'eux est un peu trop aristocrate pour avoir une idée de comment réagir. Nous sommes trois filles, en plus. L'une des trois, celle dont je n'avais pas encore parlé, vérifie dans son sac et constate qu'il lui manque son téléphone portable.
Bah, c'est pas si grave, elle est un peu verte mais rien de bien méchant. Mais l'autre fille décide que ça ne peut pas se passer comme ça, elle se lève et part en marchant très vite, voulant rattrapper les gars. Elle compose le numéro de téléphone de la fille qui a perdu son portable, le gars qui l'a répond, riant à gorge déployée. Elle recompose plusieurs fois le numéro, le temps pour nous de nous diriger vers la place de la Daurade, et de chercher si on les voit. D'en haut de la place, on identifie un gars qui a exactement le comportement de celui qui répond aux appels de la fille. Elle décide de descendre lui parler, elle ne veut pas qu'un mec vienne avec elle, alors moi je lui emboîte le pas. On se fait accueillir par quelques vertes insultes, puis leurs deux auteurs s'en vont, nous laissant avec le gars qui a vraisemblablement le téléphone et un autre gars. Ma copine commence à les baratiner, expliquant que la propriétaire du téléphone a une fille de 5 ans et qu'elle ne peut plus l'appeler si elle n'a pas son téléphone, que de toute façon il est tellement vieux qu'ils n'en tireront rien, que c'est important la famille, qu'on veut juste récupérer la carte sim. Le gars qui a le téléphone est vraiment gêné, il hésite, rougit parce que c'est lui qu'on regarde, se frotte les cuisses pour se donner une prestance, et finalement s'en va. L'autre n'arrive pas à se dépêtrer de ma copine. Il repart finalement en souriant d'un air gêné et en nous disant qu'il va voir ce qu'il peut faire ; apparemment, quand-même, le culot de ma copine les a pas mal bluffés.
On remonte sur la place, la fille les surveille d'en haut, alors on la suit. Celle qui s'est fait voler son téléphone en a marre, s'en fout de son portable, a envie de rentrer se coucher. Ce n'est pas une situation sympa, on en a tous marre, excepté notre inattendue Robine des bois. Et aussi, excepté l'un des garçons, qui lui aussi a brusquement décidé que ça n'allait pas se passer ainsi, et veut appeler la police, alors que personne n'est de son avis. Qu'à cela ne tienne, il appelle quand-même.
On attend que la police arrive. Deux voitures pour un portable. Je leur raconte ce qu'il s'est passé, et puis commence une heure et demie de course-poursuite façon cowboys et indiens à l'américaine. Je passe là-dessus, il y en aurait à raconter, mais c'est long.
Finalement, "la victime" et moi (dans le rôle du "témoin") sommes emmenées de force au poste de police pour y faire une déposition, parce qu'ils ont arrêté un petit gars (je l'ai vu, il ne faisait pas partie du groupe initial, c'était juste une bonne poire à qui notre Robine était en train de tenir la jambe quand la police les a rejoints - laquelle police a failli arrêter notre copine aussi, à laquelle elle faisait allusion sous le terme flatteur de "gonzesse", mais bon bref).
Une déposition au poste de police, je n'avais jamais fait ça. On nous fait un peu attendre, moi je n'y tiens plus et les larmes coulent le long de mes joues parce que j'ai vu le petit gars qu'ils ont probablement enfermé en cellule de dégrisement, que je trouve ça tellement disproportionné, tellement profondément injuste, tellement violent, tellement inutile et dérisoire. Tout se mélange dans ma tête en quelques instants. Qu'est-ce que je peux faire contre ça ? Qu'est-ce que j'ai fait ou n'ai pas fait qui aujourd'hui permet qu'une telle situation se produise ? L'enseignement, aussi lointain que cela puisse paraître, me semble être l'arme juste contre tout ça. C'est évident. Ne pas lâcher l'affaire. Aider les gens à réfléchir, à penser le monde, à avoir l'esprit critique. Même si ce n'est pas cette 'bande de jeunes" que je toucherai, je pourrai toucher leur petite soeur, leur cousine, je ne sais qui. Plus on donne d'outils à des gens, plus ces gens peuvent enseigner à leur tour aux personnes autour d'eux. C'est ça, je ne peux rien faire de plus, je fais déjà ce que je peux, et je veux continuer pour que ça, cette situation, arrive de moins en moins, n'arrive plus.
On est séparées pour faire nos dépositions. C'est une femme qui prend note de ce que je lui raconte. Mine de rien elle me propose des récits possibles plus que ne me laisse raconter à ma façon.
Et c'est là que se produit le ponpon. Evidemment elle introduit sans même que je lui en ai encore parlé le terme de "bande de jeunes", mais puisque c'était le cas, c'était une bande, et ils étaient plus jeunes que nous, j'ai laissé faire. Là, elle veut avoir une description du groupe. Et elle me demande :
"Ils étaient comment ? Plutôt maghrébins ou plutôt africains ?"
Bouche bée je suis. Encore aujourd'hui. "Plutôt français" avais-je difficilement balbutié au bout d'une bonne quinzaine de secondes, hésitant à me lever et à quitter cette pièce, ce poste de police, et toute cette ville espérant que cette nuit qui ne voulait pas finir se termine une bonne fois pour toutes. Elle ne l'a pas noté. Je pense qu'elle ne sait même pas ce que ça veut dire.
Il est 5h du matin, nous attendons un taxi pour nous ramener à l'hôtel qui est à l'autre bout de la ville par rapport au poste de police. Les deux gars de l'accueil nous demandent ce qui nous est arrivé, et quand on leur raconte, ils nous disent "Mais vous êtes dingues ou quoi ? Vous regardez jamais la télé ?" Ma copine et moi nous regardons, et répondons en choeur "Ben non. On n'a pas la télé." Et alors ? Est-ce que c'est en faisant des bords de Garonne une zone officielle de non-droit et en terrorisant les gens que la situation va changer ? Est-ce qu'ils pensent que décourager les gens d'y aller est une bonne chose ? Reste qu'en nous disant ça, ils pensaient faire acte de bienveillance. Et que nous, au milieu du matin, crevées, vidées, choquées par les cowboys bien plus profondément que par les indiens, on n'a pas su leur dire ça. Même si ça n'aurait pas changé grand-chose. On l'aurait dit, on aurait donné notre avis.
Ben je vais vous dire. Des bienveillances du genre de toutes celles que j'ai vues cette nuit-là, j'aimerais ne jamais plus en voir.
6 Commentaires :
Eh bé, quelle aventure... Le plus embêtant c'est que ces gamins puissent dépasser le forfait téléphonique. Sinon, selon une étude, leurs soeurs vont à l'école car elles n'ont pas le droit de sortir, elles évoluent et portent en elles l'espoir d'une vie meilleure...
Effectivement, c'est bien ce qui est dérisoire : c'est que le truc le plus grave qui puisse arriver, c'était qu'ils plombent le forfait de la demoiselle. Ce qui n'a pas pu arriver puisqu'elle a bloqué la carte SIM dès qu'on a localisé la troupe.
Autant dire que tout le cirque policier ne rimait strictement à rien. A rien qu'à aggraver les choses. De tous les points de vue.
Je ne comprends pas. Tout ça me dépasse.
PS : Je ne crois pas non plus aux statistiques sur les possibles soeurs des gamins en question. Ils sont trop jeunes pour savoir précisément ce qu'ils font.
Exactement comme cette autre "bande de jeunes" qui, dimanche dernier à 7h30 du matin, pendant qu'une amie se rendait à son lieu de vote parce qu'elle y était acesseure (?), l'a helée et traitée de tous les noms parce qu'elle ne répondait pas. Le matin même des législatives : ils ne mesuraient pas qu'ils étaient en train de faire monter le sentiment d'insécurité et donc de jouer contre eux. Ils sont trop jeunes et n'ont pas les outils pour comprendre les enjeux profonds de leurs actes.
Mieux vaut privilégier l'éducation à la répression, évidemment. Que d'enjeux (politiques et actuels) là dedans...
Je ne parlais pas de leur pouvoir futur sur leurs frères mais auprès de leurs propres enfants, si la misère ne s'en mêle pas...
Oui je comprends. En même temps, je pense que même sur leurs frères (si tant est que), ça peut marcher aussi.
Comme le fait de vivre écologiquement a une influence sur les gens qui vivent autour de nous, même quand on ne tombe pas dans le prosélytisme.
:-)
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