Intervenir ? Et si ça tournait mal ? Mais comment cela pourrait-il bien tourner si on laisse ces jeunes aussi affreusement seuls, si on les abandonne à tous ces mots creux ? Une seule question, une seule angoisse. Y a-t-il encore assez de responsables pour vouloir que ça se passe bien ? Pour mettre de côté les tactiques, les avancements, les ambitions ? Je n'en suis pas sûr. Je n'en suis pas sûr du tout. Et puis, s'il n'y avait que les quartiers… De quoi ils sont le signe, il faudrait un Hypermarché pour le raconter. J'en étais à me demander par quel bout commencer quand un ami formateur m'appelle, tout remué. Il sort d'une session. Il est en train de développer une idée quand un stagiaire l'interrompt poliment et lui dit son étonnement de l'entendre employer des mots comme en effet, parce que, pourtant, donc, etc. Les autres sourient : ils se posaient aussi la question. Un formateur en communication leur a expliqué que ces mots-là ne servent à rien, qu'ils sont l'échafaudage qu'on retire quand la maison est construite, que ce sont de simples chevilles, qu'ils gâchent un discours, qu'il faut les éviter. Je ne ris pas, vous savez. Je ne mens pas. Ils ont dit ça. Et mieux même. Puisqu'on en était à se parler, une autre stagiaire, elle aussi, s'est étonnée. Non seulement cet ami emploie des donc et des en effet, mais il lui arrive de se servir de tournures négatives. " Jamais de négation, a dit le communicateur, ça casse une image, la négation. Rien que de l'affirmation. Être positif. Toujours positif. " Je vais dire les choses calmement. Ça, la plupart des tyrans du XXe siècle ne l'ont pas fait. Ils ont bourré le crâne des gens avec leurs âneries, ils leur ont fait brailler des slogans, chanter des inepties : la structure de la langue, ils ne l'ont jamais touchée. Ils n'ont jamais osé, ils n'ont même jamais songé y toucher. Seul le nazisme, que les démocrates mondialisés s'en souviennent, s'en est pris à la syntaxe et au lexique. Qu'on n'oublie jamais cela dans les entreprises, dans ces belles entreprises avec lesquelles nous sommes si gentiment réconciliés et où, la langue, on la sabote systématiquement, on l'attouche, on la viole. Où les excellents patrons humanistes payent grassement des saboteurs incultes que les excellents syndicalistes humanistes, l'air bonasse, regardent faire. Pourquoi n'interdirait-on pas aux gens d'articuler leur pensée et de dire non ? Chacun son idée et la course au fric pour tout le monde, c'est pas ça la liberté des veaux ? Et puis, qu'est-ce que ça change à la production, à la consommation, à la négociation ? Ce n'est rien, c'est pour rire, c'est la mode. " Vous dites que ça fait une pensée de pantin, avec des jambes sans genoux et des bras sans coudes ? Qu'est-ce que vous avez contre les pantins ? Nous sommes tous des pantins, mon pauvre vieux. Vous aussi. Excusez-moi. Un client. " Désarticuler les gens et les rendre incapables de refuser, ça s'appelle comment ? Les Droits de l'homme, ils roupillent ? Vous savez ce qu'on fait, vous savez ce qu'on devient quand on n'a plus le droit ni d'articuler ni de refuser ? On branle des mots au hasard. On devient une lavette, une lavette citoyenne. " Au début du siècle numéro 21, la civilisation occidentale s'était essentiellement consacrée à la production de lavettes citoyennes. " Je raconte ça à des gens. Ils ne réalisent pas. Ils croient que j'exagère. Que le plancher soit à ce point pourri, que les termites bouffent les meubles de famille, ils ne peuvent pas imaginer, ils ne veulent pas imaginer. L'amiante mentale, ils ne voient vraiment pas ce que ça peut être. Bruno Frappat rigole : il pense que c'est mon côté 68, il trouve ça sympa. Jean-Pierre Chevènement dit que je suis un original. Quelques formateurs savent, eux. Les grosses saletés, au début, il n'y a toujours que quelques types qui en parlent. Bien sûr que les banlieues, en un sens, sont une question annexe ! Mais ni les gars des banlieues ni les gars des entreprises ne sont des questions annexes. Il ne faut pas les laisser seuls.
Jean Sur, Le marché de Résurgences (XXVIII).
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