mercredi 7 novembre 2007

Le grand déménagement

Aujourd'hui j'ai enfin fait une chose que j'étais censée faire depuis un mois, et même depuis presque un an en fait, mais pour laquelle j'avais jusqu'ici toujours trouvé des excuses. Je vais vider mon bureau de mon ancien labo, ramener mes derniers bouquins à la bibliothèque, et rendre ma clé.



Ça fait tout bizarre. J'ai fait toutes mes études dans la même fac, pendant 8 ans elle a représenté mon lieu de travail. Je l'ai apprivoisée progressivement, elle est tellement grande. Il y a des endroits que je n'ai découverts que les dernières années, et que je crois que je n'en connais pas encore tous les recoins ! Je me souviens que j'avais mis du temps à me repérer dans le bâtiment. Et puis, au bout de quelques années, quand je commençais à m'y faire, ils ont changé la numérotation des salles : tout était à recommencer.


Il y avait les préfabriqués loin en-dessous du site de la fac, après l'IUT, où l'on donnait des cours aux DEUG, qui aujourd'hui ont été enfin supprimés... et remplacés par de magnifiques choses tout en béton rose foncé. Les préfa' étaient constitués de très grandes salles sous-employées, pas chauffées, à peine isolées ; on y a appris à écrire avec des gants. Dès qu'il y avait un rayon de soleil on était installés plus confortablement dehors qu'à l'intérieur.


Il y avait les grands amphis avec des balcons, auxquels on accédait en montant au deuxième étage, qu'est-ce que j'étais contente le jour où j'ai réussi à trouver ça ! La première année, on y fumait : c'était interdit, mais toléré de fait. Les vitres de la fac étaient vieilles, certaines étaient cassées et menaçaient de tomber, guillotinant au passage quelques innocents étudiants. Un jour ils les ont toutes changées pour des choses en PVC anti-suicide ; certaines ne peuvent pas être ouvertes et donc, elle ne sont jamais lavées à l'extérieur, faute de pouvoir les atteindre. Et un autre jour, ils ont condamné les balcons pour en faire des salles autonomes : signe de la baisse des effectifs universitaires.


Il y avait la cafète, zone fumeur aussi, avec quelques tables hautes et rondes, où les places assises étaient encore plus chères qu'à présent, et puis tout le mur du fond était rempli de distributeurs surmontés par des télés qui passaient MTV. Aujourd'hui elle a toute été refaite, toute propre, non fumeur. Elle a même été refaite deux fois depuis que j'y suis.


La BU aussi a été refaite. Avant elle ressemblait à un hall de gare, toute sombre, aujourd'hui elle ressemble à un aéroport, toute claire mais toujours aussi peu accueillante. Je n'y suis entrée qu'une fois depuis qu'elle a changé.


L'amphi principal, jusqu'à il y a quelques années, était également d'époque. tables et fauteuils arrachés, néons rares, volets branlants, revêtements muraux à pleurer de tristesse. Mais les sièges étaient profonds et confortables ; petits certes, mais confortables. Tout cela a été changé en un amphi tout neuf aux couleurs pastels et aux chaises contraplaquées. Même là, le balcon a été fermé, réservé aujourd'hui aux cours de danse et aux expositions du personnel.


Il y a eu les grèves. Les AG, molles pendant toutes ces années, éternellement organisées par les mêmes étudiants, que l'on y voit toujours d'ailleurs..., et puis le brusque réveil de la conscience étudiante il y a deux ans. Aujourd'hui, pendant que j'y étais, 1300 étudiants ont décortiqué point par point la loi LRU tant décriée, puis proposé des actions et voté le blocage.


Il y a eu les cours séchés, les révisions de groupe organisées, tant et tant de copies d'examens, dont certaines perdues par les enseignants d'ailleurs, les fiches d'inscription aux unités d'enseignement qui se sont aussi appelées modules et autre chose, je ne me souviens plus, les plaquettes vendues dans les secrétariats pour une somme modique et à partir desquelles on devait constituer nos emplois du temps comme des cartes au trésor à coller bout à bout à partir d'indices savamment dispersés.


Il y a eu les cours que j'ai tant aimés. Quelques-uns que j'ai moins appréciés aussi, mais c'était assez rare finalement, et c'était plusse dû à un manque de connivence avec l'enseignant-e qu'à un manque d'intérêt pour le cours lui-même. Il y a eu la longue liste d'exemples de thématiques possibles de mémoires, à la fin de la licence, dont 80% me donnaient envie, mais il y a eu aussi la rencontre avec la syntaxe, dès la toute première année, et dont la passion ne m'a plus jamais quittée depuis.


Il y a eu les projections d'oeuvres dans les amphis noirs en cours d'histoire de l'art, les cours d'ethnologie le samedi matin où il fallait être sacrément motivé pour se lever, mes tous premiers cours d'informatique où j'ai découvert internet et puis tout le reste, les pièces de théâtre le soir, dont l'une de mes premières claques artistiques (on appelait ça "l'effet steack" : on était saisi tel le steack jeté dans la poêle chaude) avec une représentation de Visages d'Hubert Colas (j'espère que je ne dis pas de bêtise !) par une compagnie invitée dont j'ai oublié le nom, il y a peut-être 10 ans, et puis tout le reste, tout le reste, tout le reste.



Progressivement ce lieu est devenu mon lieu de travail, dans un autre sens. Je me suis mise à enseigner très tôt, et de plus en plus, et puis j'ai commencé à avoir un premier bureau (le meuble, pas la pièce !) de tous les jours, puis un autre, plus définitif, plus officiel. Mes enseignants sont devenus collègues, des visages inconnus mais tant croisés dans les couloirs sont devenus connaissances et même certains, amis. Des lieux jusqu'ici ignorés, les laboratoires, se sont ouverts à moi, et tout leur monde avec. J'ai appris un travail, plusieurs même à la fois, tant il faut de cordes à son arc pour être bien paré dans ce milieu.


J'ai appris les querelles de pouvoir aussi, les tensions internes, les légendes et puis les cadavres historiques cachés dans les placards (dont une fameuse histoire qui avait fait les grands titres à l'époque et dont un film a été tiré), et que les personnels actuels trainent encore docilement comme les dignes porteurs des casseroles de leurs aînés, rajoutant les leurs à l'occasion. J'ai appris pourquoi certain-e-s ne m'aimaient pas et que ça n'était pas dû à moi-même, mais à mon domaine, à mes directeurs, à mes idées, à cette vision du travail qui est d'année en année devenue la mienne.


Par là j'ai aussi appris à connaître l'extérieur : d'autres facs, d'autres personnes, d'autres modes d'enseignement et de recherche, d'autres conceptions du travail, d'autres idées directrices, d'autres éthiques, d'autres tensions interpersonnelles. Je n'ai rien trouvé d'aussi bien que ma fac.


J'en ai sans doute pris le pli. Ce vieux bâtiment post-soixante-huitard s'est inscrit en moi, à moitié écroulé, qui devrait depuis une dizaine d'années être fermé faute d'être aux normes de sécurité, avec tous ces recoins incroyables, ses morceaux de façade qui tombent usés par la rouille et ses filets qui tentent d'en limiter les dégâts potentiels et forment collection de chaises et autres objets du quotidien universitaire dont on se demande comment ils ont pu finir leur course à cet endroit, avec son fonctionnement de grosse machine aux dimensions qui n'ont plus rien d'humain, ses défauts et ses qualités, ses personnels tantôt merveilleux, tantôt insupportables mais c'est toujours tout un poème. Bientôt mon laboratoire disparaîtra lui aussi. Il est déménagé, on a besoin de la place, il part dans le centre-ville, pour des vieux bâtiments refaits à neuf (avec les moyens du bord... c'est-à-dire des bouts de ficelle et une infinité de temps et de dévotion de la part de ceux chargés d'attribuer ces quelques bouts de ficelle aux diverses priorités en jonglant entre contraintes légales et nécessités humaines).



J'ai rangé mes affaire dans 5 cartons, 4 que j'ai pris, 1 que j'ai laissé, rempli des copies de mes étudiants. Elles seront plus utiles là-bas que chez moi. J'ai ramené ma clé à la secrétaire, blagué sur le fait que ça n'est pas facile de se résoudre à le faire et que l'on a tendance à vouloir la conserver comme souvenir toujours, comme talisman parfois. Que peut-être on me la rendra bientôt - ponctué d'un clin d'oeil. J'ai été boire un café à la cafétéria des personnels sous les arbres du patio, en discutant de la réforme et en reaisant le monde de l'éthique universitaire avec un ami. On m'a demandé si je restais déjeuner : j'ai répondu oui, on a été dans notre cantine, le snack d'à côté. J'ai parcouru le couloir du 4e étage pour la dernière fois, rencontré encore quelques personnes, suis retournée boire un café avec elle, parlé beaucoup, déjà 15h. Suis retournée au parking récupérer ma voiture. J'ai quitté la fac qui m'a vue naître, vivre et grandir à ma vie d'adulte. J'ai quitté le laboratoire où j'ai tout appris. J'ai refermé une dernière fois toutes les portes, dit au revoir une dernière fois à tous les gens. Et je suis partie.


Demain, j'emmène tout ça dans mon nouveau labo. En sachant que je n'y resterai pas aussi longtemps cette fois, mais je m'y sentirai plus chez moi, même si ce n'est que pour un an, c'est mon nouveau labo, le mien à part entière.

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