mercredi 11 avril 2007

Pour ne pas oublier

L'une des choses que j'ai ressentie toute l'année et avec une intensité plus spéciale ces dernières semaines, c'est la capacité de mes pairs à oublier complètement le ressenti qu'ils ont pu avoir lors de leur propre traversée de moments difficiles, dès lors qu'ils en sont sortis. Cette espèce d'impression que si eux ont pu le faire et puis passer à autre chose, alors c'est que ça n'était pas si dur que ça, et puis presque l'impression que même si nous on est en plein dans la phase difficile, pour eux ça ne compte pas.


Dans mon métier (comme dans tous, sans aucun doute), on vit des périodes franchement difficiles. Parce qu'on n'a guère le choix (en tout cas, parce qu'on a choisi de le faire malgré tout) et parce qu'on sait que ça n'est pas insurmontable, que ça n'est pas définitif, on le fait au mieux et on s'efforce d'en rire. Parce que sauf exception tous passent par là aussi. Mais c'est vraiment dur quand on est dedans. On passe des mois et des mois à s'accrocher, à tenir le coup, à se forcer, à faire encore un effort (puis un autre, puis un autre), à se dire que c'est bientôt fini. Presque jamais on n'a le sentiment d'être bien, d'être dans son rythme, d'être dans le présent, non : on attend, on patiente, on compte les semaines qui restent.



C'est ce qu'on vit quand on a soutenu sa thèse et qu'on se retrouve Ater (attaché(e) temporaire à l'enseignement et la recherche, i.e. prof pour un an) dans une fac lointaine. On le fait parce que c'est ça ou le chômage, et parce que c'est important pour la carrière, parce que c'est très bon signe d'avoir été recruté dans une fac qui n'est pas la nôtre. Alors on serre les fesses et on y va. Comme on a (malgré tout !) une vie en dehors de ce nouvel endroit, comme on n'est engagé que pour un an (renouvelable une fois, ou alors même pas dans mon cas puisque c'était ma seconde année d'Ater c'est-à-dire la dernière), on devient nomade, telle mowgli par exemple. On vit avec sa maison sur le dos. La maison, y compris parfois le lit et la bibliothèque ;-) (et c'est pas léger, une bibliothèque...).


J'ai enchaîné les allers-retours, j'ai collectionné les billets de train, et je me suis aperçue au bout de quelques mois que je connaissais précisément tous les horaires de trains, tous les arrêts et leurs durées, tous les repères dans les paysages qui me disent à quel niveau du trajet on est, tous les quais habituels où attendre le train (même quand ils changent en période de vacances scolaires). Je savais d'avance à quel niveau du wagon était le numéro de siège qu'on m'attribuait. Je reconnaissais les contrôleurs et les vendeurs du snack ambulant. Je connaissais les messages d'accueil par coeur et m'amusais à détecter les variantes possibles, je savais expliquer aux autres passagers comment ça va se passer quand le train s'arrête et qu'ils n'ont pas à s'inquiéter pour leur correspondance et qu'ils n'ont qu'à aller voir le contrôleur en voiture tant, et qu'il y a une salle de jeux pour les enfants et qu'il y a des prises à tel endroit, des poubelles à tel autre...


On m'a (adorablement) prêté un appartement presque vide et mis en vente pour que je puisse y loger sans frais. Pas de frais certes, mais pas moyen d'y laisser mon sac de couchage, dans un quartier assez moyen (je n'aurais pas osé m'y balader en pleine nuit), avec plein de bruit (donnant sur une place de marché), une douche HS, pas de téléphone évidemment ni de connexion à internet, pas de musique. La petite frayeur à chaque arrivée le soir du train que l'autre propriétaire y soit, alors qu'elle n'était pas au courant de mon deal (et ne devait pas l'être). Des amis adorables qui m'accueillent aussi très souvent, c'est quand-même plus sympa chez eux mais et puis je me sens moins seule, moins clandestine, mais profiter de leur hospitalité toutes les semaines c'est tout de même gênant.


A la fac, on m'a affecté un bureau. Ça m'a beaucoup touchée parce que je sais à quel point c'est difficile de trouver des bureaux dans les facs déjà pour les titutlaires, alors en général les précaires n'ont que ce qui reste, c'est-à-dire rien. Oui mais... dans cette fac les bureaux des enseignants sont répartis sur deux bâtiments et sur trois étages de chaque. Résulat : à part mon co-bureau (j'ai eu une chance folle : il est adorable), je ne croisais personne. Pas de lieu de centralisation de l'équipe pédagogique dans cette fac, pas moyen de rencontrer les autres enseignants de l'équipe à moins de savoir précisément où sont leur bureaux, et quand ils sont là. Oui, parce que n'ayant pas de lieu, les enseignants ont tendance à ne pas être là tous les jours, mais seulement quand ils ont cours. Je n'ai pas l'habitude de ça, j'ai appris à ête tous les jours au bureau, moi.


J'ai appris à être tous les jours au bureau, et là je ne peux pas le faire, de toute façon. Parce que je dois rentrer chez moi. Je dois rentrer chez moi, parce que je suis une clandestine dans l'appartement qu'on me prête et parce que mon mari me manque. Terriblement. Certains arrivent à, et même certains apprécient d'être régulièrement séparés de leur conjoint, mais nous on ne peut pas. On a essayé de le prendre avec philosophie, mais pas moyen : c'est trop dur, on n'est pas faits pour ça. Et puis on a vécu des années et des années en étant tous les jours ensemble. C'est devenu une partie essentielle de note vie. Sans ça, on est incomplets. Alors je souffre. Je souffre de ne pas voir mon mari quand je suis au travail, et je souffre de ne pas pouvoir aller au travail tous les jours quand je suis à la maison. J'ai passé mes 5 ou 6 dernières années à être présente tous les jours dans mon labo, c'est quelque chose de très, très différent de ne pas le faire, ça demande un temps d'adaptation et puis je me rends compte que de la même façon que pour la séparation avec mon mari, je ne suis pas faite pour travailler à la maison. C'est frustrant. J'ai essayé de compenser en allant dans mon ancien labo régulièrement quand j'étais sur Aix, mais c'était encore plus difficile : je ne fais plus partie de ce labo, et je voulais marquer ce coup. Et m'y retrouver toutes les semaines... ça me rendait immédiatement malheureuse parce que je reprenais tout de suite mes habitudes, pour devoir les abandonner le lendemain pour partir dans ma nouvelle fac. Donc j'ai abandonné cette tentative et j'ai bossé chez moi.


Mais du coup, à travailler à la maison j'ai perdu cette distinction essentielle entre lieu de travail et lieu de non-travail. Difficile aussi de faire des coupures entre les moments de boulot et ceux de détente, d'occupation de la maison, de simple plaisir, quand tout se passe dans la même pièce.


Il y a les sous aussi. C'est tout bête de le dire, mais je n'ai pas souvenir d'avoir vécu des situations aussi difficiles dans mes finances. Même ma première année où l'on vivait avec trois fois rien, c'était moins difficile. Cette année le banquier m'a téléphoné en moyenne tous les 15 jours pour me demander de faire quelque chose parce que mon compte était à découvert... et quasiment à tous les coups c'est ma mère qui a dû nous sortir de la panade. Même plus indépendante financièrement, à mon âge et alors qu'on travaille tous les deux, y'a pas de quoi être fiers. Tout ça parce qu'on voulait avoir une maison avec un jardin ? Non, même pas : le moindre petit apparte dans une résidence idiote loin du centre ville (devenu complètement inabordable) et le long de l'autoroute aurait coûté le même prix. Les dépenses intempestives ? Non plus : c'est ma mère qui m'achète mes vêtements depuis quelques années maintenant, mon mari n'en achète simplement plus du tout. Quelques bouquins de temps en temps (mais on a arrêté dès qu'on a pu s'inscrire à la bibliothèque), un resto une fois par mois qui constitue notre unique sortie (plus de ciné, plus de théâtre, plus de concerts). On a consacré un budget incroyable aux billets de train (et encore, c'est ma mère qui m'a payé mon abonnement fréquence), et puis aux autres transports collectifs aussi : 1€ de tram à chaque trajet, 1,10€ de bus pour aller à Aix puis 3,70€ de bus entre Aix et Marseille, ou bien 1,60€ de parking quand mon chéri m'amène à la gare en voiture...


Et puis il y a eu le temps. J'ai calculé hier soir : 12 semaines de cours dans un semestre, sur deux semestres ça fait 24 semaines. Deux trajets en train chaque semaine, ça fait 48 trajets. Moins les quelques semaines où je n'y suis pas allée (pour ma soutenance, ce genre de chose), disons 40 trajets. Chaque trajet en train durait 6h en moyenne (en fait c'est plus, mais c'est pour faire un nombre rond), donc 6h x 40 trajets = 240 heures de train. Ça fait 10 fois 24h, donc comme si j'avais passé 10 jours entiers à faire du train. Et ceci sans compter les heures de tram, de bus et de voiture pour aller de mon point de départ jusqu'à la gare, en tout en gros je mettais un peu plus de 8h à faire un trajet complet.


Au début de l'année j'étais super motivée et je n'avais guère le choix avec ma thèse à finir : je bossais sans mal dans le train. Mais bizarrement, dès la semaine suivant ma soutenance, plus moyen de travailler dans le train : ça me donnait la nausée. Dans les moments de grosse bourre j'arrivais à m'y remettre un peu, mais dans la plupart des cas c'était devenu impossible. Et puis mon iPod a rendu l'âme juste au lendemain de la soutenance, et je me retrouvais à la merci des divers bruits du train (conversations téléphoniques ou non, lecteurs de dvd de voyage inévitablement munis d'écouteurs qui permettent gentiment d'écouter le film aussi bien pour celui qui les porte que pour tout le monde autour, chats qui maulent et enfants qui crient, etc.). Bizarrement aussi, quand je prends le train pour Paris, j'arrive à travailler sans mal...


Au final, l'impression de perdre du temps tout le temps. D'ailleurs ce n'était pas qu'une impression !


Puis il y avait aussi le changement d'activité. Je n'ai pas eu le temps de faire de recherche du tout cette année. Entre les cours et leur préparation, les heures de train donc, et puis quelques articles, réunions et séminaires et surtout tous les dossiers de candidature à la pelle, pas une seconde pour travailler vraiment. Ça me manque, terriblement.


Et le comble c'est qu'on me l'a reproché. On m'a reproché de n'être pas assez présente sur mon lieu de recherche. On m'a dit qu'un Ater à mi-temps est chercheur à trois-quarts de temps (ben tiens, dont un mi-temps bénévole...). Je sais de mon côté que j'ai fait de mon mieux, mais les "autres", les titulaires, mes responsables divers, ne s'en sont pas rendus compte. Tous ceux qui ont vu quelques-uns de mes dossiers de candidature ont été impressionnés par leur qualité. Ça prend du temps de faire ça, et ce temps il faut bien le prendre ailleurs. J'ai passé mon année à ménager la chèvre et le chou, à attendre, à faire des efforts, à manquer de sommeil, à faire une croix sur ma recherche et sur ma vie normale, tout ça pour qu'on me reproche de ne pas faire beaucoup d'efforts.


Certains qui m'ont reproché ça avaient vécu une situation à peu près similaire en leur temps et ont complètement oublié ce que ça représentait. On m'a dit "moi je faisais comme ci comme ça" en oubliant qu'à la clé le poste tant brigué n'a même pas été obtenu, et que la vie de famille a été foutue en l'air.


D'autres ne l'ont carrément jamais vécu. Ceux qui ont eu la chance d'être éhontément supportés pour un recrutement local juste après la soutenance, en dépît du déroulement normal des la procédure, en dépît de tout projet pédagogique d'ensemble ; et qui ne prennent pas une seconde pour tenter ne serait-ce qu'imaginer ce que les nomades peuvent bien endurer.


J'en ai parlé avec mon co-bureau de Bordeaux qui a vécu la même chose que moi et ne l'a pas (encore) oublié. Il sait pertiment ce que c'est d'être Ater nomade, il sait même ce que c'est d'accepter n'importe quel recrutement sous prétexte que c'est mieux que rien et que c'est même censé être une chance, peu importe où c'est, peu importe ce que fait le reste de la famille. Il sait ce que c'est d'attendre et puis de passer son temps à chercher un moyen de revenir travailler dans sa région d'origine. Et on s'est dit qu'on ne devait jamais oublier ça, ne jamais oublier ce qu'on a bien pu ressentir, afin de ne pas faire comme ces gens et demander les étoiles à ces précaires qui nous donnent déjà la lune.



Et c'est pour ça que j'écris tout ça aujourd'hui. Je n'écris pas ça pour faire compâtir qui que ce soit à mon sort, que j'ai bien choisi, mais pour à mon tour ne pas oublier.


Hier soir je suis rentrée de ma dernière semaine de cours. Je vais encore me déplacer, pour les auditions des postes, pour des réunions, pour des conférences, pour les surveillances d'examens etc. mais je n'aurai plus de déplacements réguliers à faire. Je ne réalise pas encore, sauf que mon mari n'arrête pas de me dire qu'il est heureux que je sois "rentrée", ajoutant que j'étais "partie" depuis début septembre. Hier soir, pour marquer le coup et pour la première fois depuis 7 mois j'ai entièrement vidé mon sac à dos et je l'ai rangé. J'ai vidé ma trousse de toilette et je l'ai rangée dans le placard. J'ai mis mon sac de couchage à laver. En fait, j'ai simplement ré-emménagé dans ma propre maison. J'en avais les larmes aux yeux.


Je ne veux pas oublier tout cela et dans 10 ans me retrouver à reprocher à un demi-Ater nomade de ne pas être assez présent, de ne pas faire assez d'efforts.


4 Commentaires :

Anonyme a dit...

Heureusement que dans la vie professionnelle, on ne bizute pas les petits nouveaux :(
Tout ce que tu décris m'a été rapporté l'an dernier, par la prof responsable de la licence pro où j'étais étudiante (on covoiturait de loin en loin). J'étais loin de me douter, avant cette conversation, de toutes les galères qu'il fallait endurer avant d'avoir un poste d'enseignant !

Mimille a dit...

Hé oui :-(

En fait bon, j'imagine bien que tous les corps de métier ont leurs inconvénients, mais l'idée surtout c'est de ne pas faire au suivants ce que j'ai subi de la part des précédents, parce que c'est suffisamment difficile pour ne pas en rajouter.

mowglinomade a dit...

ya des profs qui ne disent rien, mais qui n'oublient pas pour autant. Et qui essaient de te soulager comme ils peuvent. De toute façon, il faut se dire qu'il y a aussi des gens comprehensifs dans ce milieu, sinon on arrête.
Avant que je ne fasse une croix sur ce métier, je m'étais que le simple fait de pouvoir aider en toute honneteté les thésards qui enchient est une raison suffisante pour esayer de devenir profs des U....

Mimille a dit...

Oui c'est vrai qu'il y en a aussi qui savent, qui se souviennent ; l'ennui est que c'est souvent les autres que l'on entend le plus... ou alors ça vient de fait que quand on est thésard / jeune docteur en recherche de poste, toute remarque la plus infime soit-elle prend une dimension gigantesque, et que la moindre petite critique en passant nous fait penser que notre carrière est finie. En tout cas je connais ce genre d'impression, d'être en entretien d'embauche constant pendant 3, 4, 5 ans, et que le plus petit faux pas est définitivement catastrophique.

En tout cas oui, si jamais je fais une carrière universitaire, je m'attacherai à faire savoir quelques choses importantes aux thésards que je croiserai, et qui n'ont pas toujours l'occasion de se l'entendre dire, malgré leur importance. Et le fait que l'on connait leurs dificultés est l'une de ces choses.

(contente de te revoir, mowgli :-)