jeudi 25 octobre 2007

Lui dites pas qu'j'vous l'ai dit

C'est un peu gênant d'écrire ce billet parce que je ne voudrais pas qu'il se reconnaisse, qu'on puisse le reconnaitre. Pourtant, ça fait longtemps que j'y pense, que j'ai envie de le faire tout de même, parce qu'ici c'est le petit monde public de mon intimité partagée.


Je le vois timide. Tellement timide qu'il a décidé de s'y opposer de toutes ses forces et de s'obliger à prendre à rebrousse-poil toutes les occasions qu'il pourrait avoir de faire s'exprimer sa timidité : il parle, beaucoup, tout le temps, en public souvent, à tout va. Mais les conversations plus simples, plus usuelles, plus proches sont pour lui immédiatement trop intimes et il se défend de s'y laisser prendre.


Je le vois intelligent. Intelligent, visionnaire parfois, et toujours incroyablement malin. Un jour on m'a dit "Non mais quand-même faut pas exagérer, c'est pas Ivan Sag tout de même". C'était il y a 4 ans, et j'avais répondu que d'une, je n'étais pas du tout convaincue qu'Ivan Sag était une référence absolue, et de deux que je pensais que ce n'était pas parce qu'il était moins connu que Sag qu'il était moins intelligent. Quand j'y repense, je me dis que je ferais la même réponse aujourd'hui.


Je le vois dévoué. Dévoué à ce qu'il estime important. Il n'y a pas de quête de l'absolu là-dedans, pas de quête de reconnaissance dans le regard de l'autre, il se contente de faire ce que lui pense juste. Ça a pu lui jouer des tours, à plusieurs reprises, et nombreuses sont les dents qui crissent à son évocation, mais moi, de ce que j'en ai vu j'ai toujours trouvé ça infiniment louable.


Je le vois modeste. Peu de gens le voient ainsi. Beaucoup pensent qu'il a les dents longues. Je crois que c'est faux, je crois qu'il a juste décidé de faire ce qu'il pouvait, d'y consacrer le temps qu'il voulait, et que le résultat a été celui qui devait être, ni plus ni moins compte tenu de tous les autres joueurs de son domaine. Je l'ai vu rougir à plusieurs reprises quand je le remerciais, se faire plus petit qu'il l'est, changer de sujet au plus vite, lancer une vanne pour retrouver un peu de prestance. Je crois qu'il sait à quel point ça pouvait être sincère, mais je ne sais pas ce qu'il en pense, parce qu'il ne me l'a jamais dit ni jamais fait savoir directement.


Je le vois juste. Et pourtant, combien de fois ai-je été râler, quémander, critiquer, pleurer ou crier dans son bureau que c'était injuste, que j'en avais marre, que c'était nul, qu'il pourrait faire ci ou ça, que les autres ils faisaient autrement, que moi, moi, moi. Je crois qu'il savait précisément tout ce qu'il faisait depuis le début, et qu'il avait plus confiance en mon évolution que je n'en avais moi-même conscience.


Je le vois fort. Souvent je l'ai vu fatigué, éreinté, abîmé, confus, perdu, harassé, je l'ai vu en avoir marre et plus que marre, je l'ai vu au bord de craquer, mais il a toujours tenu le coup. Je ne saurais dire si c'est vraiment une force ou une faiblesse, sans doute ni l'un ni l'autre, mais je crois que c'est un trait marquant de son caractère. Il ne lâche pas.


Je le vois aussi susceptible, fier, élitiste à ses heures, forçant volontairement son personnage jusqu'à la caricature, peu présent dans certains cas.


J'ai essayé de le remercier d'une belle façon à la fin de ces quelques années auxquelles il a su donner un mouvement inoubliable. Plusieurs mouvements, plutôt, justement. Il a su m'ouvrir les yeux sur beaucoup de choses, à sa façon tantôt bienvenue, tantôt maladroite, tantôt horripilante. C'est avec lui que j'ai appris le plus, et pas seulement parce qu'il avait ce rôle particulier par rapport à moi : juste parce qu'il était lui, aussi. Il m'est quelqu'un de cher et vu comment je le vois, je ne peux pas vraiment le lui exprimer. Ça fait partie de lui, ou plutôt de ma vision de lui, il est pour moi quelqu'un de tout à fait inaccessible, de tellement différent, que je me fais un événement de chaque rencontre, un délice de chaque conversation, un plaisir de chaque instant passé en sa compagnie. Et puis je sais que l'on n'est pas amis, alors c'est étrange. Un moment j'ai pensé qu'une fois tout ça fini on aurait pu le devenir. Mais je crois qu'il y a des choses qui font que ce n'est pas possible. Ça le sera peut-être dans quelques années mais pas tout de suite. Ou bien ça ne le sera pas, après tout on est tellement différents, on a des vies sans doute incompatibles, au moins dans les grandes lignes. Lui citadin, fêtard, hypersociable ; moi campagnarde, solitaire et un peu ourse.


Bon, j'aurais voulu lui dire tout ça d'une manière ou d'une autre, et puis voilà je le dis ici, en espérant même qu'il ne vienne pas à le lire, et si jamais, si jamais, que surtout il ne se reconnaisse pas. Mais j'ai envie de le dire pourtant.


Je ne sais comment remercier P.B. Souvent je me demande s’il avait tout calculé jusqu’au plus petit détail... J’ai parfois ironisé en parlant du "meilleur directeur du monde", je ne devais sans doute pas être très loin de la réalité. Je suis infiniment heureuse et honorée d’avoir fait ma thèse sous sa direction.

-- Remerciements de ma thèse, 2006.

5 Commentaires :

Jean Pierre J. a dit...

Il faut vite prendre connaissance de la partie 22 du chapitre II Devenir de Chagrin d'Ecole de Daniel Pennac pour avoir une petite idée de ce qui pourrait se passer peut-être dans la tête de celui que vous décrivez si bien. De mon point de vue, les deux textes très différents abordent le même sujet, les liens étonnants et complexes qui peuvent se construire dans une relation d'apprentissage de savoirs...

Moukmouk a dit...

Ça fait plaisir de lire ça, d'habitude l'insécurité du thésard fait qu'il pense que son directeur n'est jamais là, qu'il ne s'occupe pas de lui, qu'il se fout de sa thèse, alors que justement l'exercice de la thèse est une prise de contrôle, sur sa propre vie intellectuelle.

malie a dit...

Jean-Pierre > Déjà que j'ai une résistance proche du zéro absolu lorsque l'envie d'un Pennac me prend, alors si en plus ça m'est conseillé...

Ça m'embête quand-même, il doit couter une fortune tant qu'il n'est pas sorti en poche, je n'ai plus l'habitude d'acheter des livres chers...

malie a dit...

Moukmouk > Oui tu as tout à fait raison je crois. J'ai aussi, bien entendu, eu mes moments où je me sentais abandonnée, mais jamais qu'il se foutait de moi ou de ma thèse : juste qu'il me faisait trop confiance, plusse confiance que moi je savais le faire.

Anonyme a dit...

Et bien cela c'est une ode a son directeur de these... J'ai peur de ne pas avoir les memes eloges a faire sur le mien. Si j'ai enormement appris avec lui, l'humanite lui manque...